Au bout de ces quelques mois de confinement, tout était parti en vrille.

Après la fermeture des écoles, après la fermeture des commerces non indispensables à la vie de la nation, après la première décision de confinement pour quinze jours, puis la prolongation du confinement pour une durée supplémentaire de six semaines, les magasins d’alimentation et les pharmacies avaient également fermé leurs portes. Le ravitaillement s’effectuait dorénavant uniquement par livraison, par du personnel en combinaison blanche, masqué et casqué, qui déposait les commandes devant les portes des maisons et appartements.

 

Pourtant, dès la première semaine, ils s’étaient organisés. Chacun disposait d’une pièce. Wilfried dans le bureau. Charlotte dans la chambre où elle s’était aménagé un petit espace personnel. Quant à Louis, il disposait de la salle à manger avec la télévision et de sa chambre. Ils recevaient chaque jour les devoirs de la maîtresse. Dictée, géométrie, conjugaison, calcul mental… Mais c’était la crise tous les jours. Cris, hurlements et disputes incessantes. Louis ne voulait pas faire ses devoirs. Ses télé-devoirs, comme il disait au début. Il préférait regarder la télévision. Mais assez rapidement, il en avait eu assez de la petite lucarne.

 

Quant à Wilfried, le premier mois, il avait eu beaucoup de travail : conference call en continu, études de données, présentation de slides, calls avec les coréens, les allemands et les japonais. Il était ingénieur. Puis, comme la production s’était arrêtée, il avait dû s’occuper autrement. Le désœuvrement avait commencé.

 

Charlotte était à la direction d’un magasin de sport du centre-ville. Son activité était à l’arrêt. Elle était désœuvrée depuis le début du confinement.

 

Alors Wilfried et Charlotte avaient commencé à tout trié, classé, rangé, étiqueté. Réaménagé,

Réorganisé. Jeté.

Tous les placards, tous les tiroirs.

Tout était briqué, nettoyé, étincelant.

Tous les jours.

L’appartement n’avait jamais été aussi impeccable. Aussi bien tenu et ordonné. Comme tous les appartements et maisons du monde entier. Il y avait même eu des défis sur le net. Les gens exhibaient dans des posts leur appartement impeccablement rangé ou leur jardin admirablement soigné et entretenu. Pour ceux qui avaient la chance d’en avoir un.

 

Ils avaient aussi  regardé tous les films sur Netflix. Toutes les séries. Ils s’étaient abonnés à de nouvelles chaînes payantes : OCS, Canal +… Ils avaient loué des films en VOD. Ils avaient lus tous les livres de leur bibliothèque. Même les Victor Hugo et les Marcel Proust, qu’ils avaient commencé jadis, un jour, mais jamais eu le temps ou le courage d’achever, faute de loisirs suffisants. Et puis aussi bien sûr, la peste de Camus. Ils jouaient tous les jours à des jeux de société avec Louis : Monopoly, Cluedo, Uno, la bonne paye… Ils s’amusaient à la Wii de Nintendo : golf, bowling, Just danse… Ils avaient redécouvert les joies des activités manuelles… Mais tout ceci ne dure qu’un temps.

 

Ils appelaient leurs parents tous les jours. Des amis aussi. Ce qu’ils ne prenaient jamais le temps de faire auparavant. Ils avaient renoués des liens. Des amis qu’ils avaient perdus de vue. Des proches avec qui ils s’étaient brouillés. Partage. Réconciliation. Participation à des groupes Whats’app et Facebook. 

 

Mais la mort avait commencé à leur rendre visite. D’abord les parents de Charlotte, puis ceux de Wilfried. Originaires de Marseille, leurs parents respectifs habitaient dans le quartier du Panier. Ils étaient amis, buvaient des pastagas ensemble, jouaient à la pétanque ensemble, se promenaient dans les calanques ensemble. Et maintenant, ils étaient morts ensemble. Ce fut terrible de ne pouvoir assister à l’enterrement. Ils reçurent un appel de l’entrepreneur de pompes funèbres. Et ce fut tout. Puis, ce fut le tour de leurs amis. Sylvie, médecin au CHU. Noah, le fils du frère de Wilfried. Puis, la meilleure amie de Charlotte, qu’elle connaissait depuis l’école primaire. Chaque jour apportait sa part de malheur. Chaque jour appelait son lot de morts. 

 

Chaque jour, il y avait plus de 10 000 morts en Italie – 8000 en France. Charlotte et Wilfried pouvaient observer les cercueils défiler depuis leur appartement. Ils habitaient l’une des trois grandes tours de Grenoble. Situées au cœur du quartier de l’Ile Verte, d’une architecture audacieuse, les tours présentaient un effet de ruche à alvéoles extérieures, et leur silhouette était souvent associée à l’image de Grenoble, avec les bulles de la Bastille. Hautes de 98 mètres, pour 28 étages, les tours Vercors, Mont Blanc et Belledonne auraient été au moment de leur construction les plus hautes tours habitées d’Europe. Ils habitaient au 5ème étage. Leur appartement, traversant, donnait à la fois sur les chaînes de Belledonne et sur le Vercors mais aussi et de l’autre côté sur le cimetière Saint-Roch. D’un côté, une ville désertée. Vide, comme abandonnée. De l’autre, un défilé incessant de voitures mortuaires. Des enterrements expédiés. Sans famille, ni amis. Parfois un prêtre. 

 

Au fil des jours, la vie de famille devenait de plus en plus compliquée. Un appartement en centre-ville. 100 m2 pour trois personnes et deux chats. Il y avait pire. Tout dépendait. Les chats n’étaient pas trop emmerdants ! Pour le reste…

 

Charlotte aimait la solitude et ne tenait pas en place. Elle ne supportait pas de ne rien faire. Elle ne tolérait pas l’inactivité. C’était une sportive. Une vraie. Elle portait invariablement une veste Quechua, dont se moquaient souvent ses amis parisiens. Car à Grenoble, ville sportive, la vie et les discussions de nombre d’habitants tournaient autour des thématiques de randonnées, treks et sports de glisse sous toutes ses formes. Pour Charlotte, qui se levait immuablement tous les jours à 5h du matin pour aller courir et gravir la montée de la Bastille, située sur les derniers contreforts de la Chartreuse, c’était difficile. Proche de la tragédie. Sa course du matin sur 400m en dénivelé positif depuis chez elle lui manquait effroyablement. Wilfried lui avait déjà dit qu’elle souffrait de bigorexie. En plus, c’était le mois de juin. Il faisait beau. Il faisait chaud. Et pour Charlotte, l’atmosphère devenait irrespirable. 

 

Et puis c’était arrivé, ce devait être la 57eme journée de confinement. Les disputes avaient commencées. Ça avait démarré au sujet de leurs vacances. En mars, ils avaient réservé en Italie, près de Bergame. Pas de bol. Mauvaise idée. Wilfried n’avait pas annulé à temps et ils avaient perdu 2000 €. Charlotte était folle de rage. Elle lui faisait des reproches toute la journée. Ils pensaient pourtant être à l’abri. Ils avaient lu dans le fil d’actualité du Dauphiné Libéré que les violences conjugales avaient augmenté de façon exponentielle. Car il y a deux choses qui rendent dingues les gens : la chaleur et la promiscuité. Et là, on avait la chaleur, mais aussi la promiscuité. Et pas d’échappatoire. Pas de porte de sortie. Pas de fuite envisageable. Louis, qui n’avait jamais entendu ses parents se disputer, ne comprenait pas et avait peur. Il se cachait dans son placard, entouré de ses doudous. Sa maman criait sur son papa. Elle lui reprochait de ne rien faire à la maison. A son tour, il lui hurlait dessus. Et puis un jour, il la frappa. Il s’excusa immédiatement. Honte. Culpabilité. Il exprima des remords qui semblaient sincères, mais il recommença. C’était plus fort que lui. Il ne pouvait pas s’arrêter.

 

Louis voyait sa maman avec ses beaux yeux verts d’eau tuméfiés, le nez en sang, des bleus sur les bras et les jambes. Il était terrifié. Tremblant, il disait à son papa d’arrêter. Il le suppliait. Mais Wilfried ne parvenait pas à s’arrêter. Un jour, alors que Louis dormait, ce fut le coup de poing de trop. Dans la cuisine, Charlotte se saisit d’un long couteau et le planta dans le ventre de son mari. Celui-ci la regarda, incrédule. Il s’écroula, mort. Charlotte lâcha le couteau, effrayée mais soulagée. Elle s’accouda contre l’évier et réfléchit quelques minutes. Elle décida de pousser le cadavre de son mari sur le balcon alvéolé et d’essayer de le faire basculer sur un des balcons du dessous. Elle savait que les propriétaires étaient absents. Elle y parvint. On ne voyait même pas le corps. Elle entreprit de nettoyer la cuisine, minutieusement, méthodiquement. Elle alla se coucher et dormit d’un sommeil profond et réparateur.

 

Le lendemain, Louis demanda où était son papa. Charlotte lui expliqua qu’il était parti car comme il avait pu le constater, papa et maman n’arrêtaient pas de se disputer. Papa n’avait pas le droit de partir de l’appartement mais c’était mieux ainsi. Louis ne posa pas de questions. 

 

Les jours suivants, Charlotte fit des montées et des descentes d’escalier pour se décontracter. Pour oublier. Quelques jours plus tard, elle commença à avoir de la fièvre. Sa mort fut fulgurante. En allant voir sa maman dans son lit, comme tous les matins, pour lui faire un câlin, Louis secoua sa maman qui ne bougeait plus. Qui ne se réveillait pas. Qui ne répondait pas. Louis, du haut de ses 7 ans, compris. Il referma la porte de la chambre de sa maman. Le soir, vers 20h, il zappait devant la télévision en mangeant des chips qu’il avait trouvées dans la cuisine, quand il entendit le Président de la République prendre la parole. Il écouta avec attention le Président dire que tout était fini. Que tout le monde pouvait sortir. Que le confinement était terminé. Le virus avait disparu mystérieusement, subitement. 

 

Alors, Louis sortit de l’appartement et descendit les escaliers de la tour Vercors. Il y avait beaucoup de monde dans les rues. Il fut quelque peu étourdi de se retrouver au milieu d’une telle cohue, après être resté confiné si longtemps. Louis était seul dans la foule. Sa maman était morte, mais il allait bientôt retrouver son papa.