Il se dévouait corps et âme. Pour tous ceux qui n’étaient rien. Qui n’avaient rien. Les invisibles. Ceux que la foule ignorait du regard. Il se consacrait entièrement à ces hommes et à ces femmes dont l’espérance s’était consumée au fil des années. Guillaume était le fondateur de l’association : « Les Mandrins des rues ». Grenoblois dans l’âme, il avait toujours désiré faire honneur à sa ville qui fut, de tout temps, une ville solidaire. En ces temps troublés, avec la pandémie de la Covid 19, sa charge de travail avait redoublé. En lien avec la Direction Départementale de la Cohésion Sociale, la préfecture et d’autres associations, ils avaient essayé d’aménager des espaces de confinement dans chaque centre. Mais nombre de lieux étaient collectifs et les logements individuels saturés. Alors, après l’annonce par le Président de la République du confinement total des français, il avait suggéré quelque chose d’un peu inhabituel à ses équipes de salariés et de bénévoles. A savoir accueillir chez eux une personne sans abri, le temps que la situation se rétablisse. Beaucoup avait accepté. D’autres, non. Il comprenait. Mais quarante sans-logis avaient en fin de compte trouvé une famille. Guillaume leur avait également donné une consigne un peu particulière. Comme tous allaient être reclus pour une durée indéterminée, il avait demandé à chacun de tenir un journal. Il croyait aux vertus exutoires de l’écriture. 

 

Le soir même, il était donc rentré chez lui accompagné de Charles, un sans-abri désocialisé et marginalisé de longue date. Guillaume et sa femme, Amélie, vivaient dans un grand appartement, en plein centre-ville de Grenoble, rue Jean-Jacques Rousseau. Rue qui avait compté nombre de personnages illustres : Rousseau, naturellement, au numéro 2, Barnave au numéro 4, Stendhal au numéro 14. Et au numéro 20, se dévoilait l’énigmatique carré SATOR, carré magique constitué de cinq palindromes en latin : Sator, Arepo, Tenet, Opera, Rotas. Pour Guillaume, le mot vertical Tenet et le mot horizontal Arepo – formant une croix chrétienne – prenait une signification symbolique : « tenir, sans dévier »…

Charles était un homme âgé de cinquante ans, mais qui en paraissait soixante-cinq. Car la rue vieillit. Elle ne fait pas de cadeaux. Elle ronge. Elle abîme. Elle brise. Quand il pénétra, vêtu de ses vieilles hardes, dans la salle à manger à la décoration raffinée, il empestait la crasse et la sueur. Lucie, la fille de Guillaume, six ans, s’exclama alors très spontanément : 

 

– « Ah, mais il sent mauvais le monsieur ». 

 

Pourtant, Guillaume avait fait des recommandations à ses deux enfants. Louis avait tenu sa langue, de justesse, il avait dix ans. Mais Guillaume voyait bien qu’il plissait le nez ostensiblement. Charles dévisagea la petite fille et fronça les sourcils. Il fallait qu’il prenne sur lui. Ce n’était qu’une enfant. En son for intérieur, il pensa : « Oui, je suis un vagabond, et alors ? Oui, je suis pouilleux. Oui, je suis crade. Oui, c’est vrai, ça fait trois jours que je ne me suis pas lavé. Je suis un clochard et je pue ». 

 

La femme de Guillaume, Amélie, souhaita la bienvenue à Charles. Ils le conduisirent dans la chambre d’amis. Il déposa ses maigres biens dans un coin. Sortant de la pièce, Charles jeta un œil sur son vieux sac à dos élimé d’une couleur indéfinissable, informe, gisant désormais sur le parquet lustré. C’était tout ce qu’il possédait… Guillaume, aimablement, lui dit : 

 

– Je vous ai fait couler un bain. Prenez tout votre temps. 

 

Charles entra dans la salle de bains. D’une blancheur immaculée. Il se débarrassa de ses vêtements défraichis, sales et nauséabonds, qui firent une tache sombre et morne sur le carrelage étincelant. Incongrus dans cette pièce rutilante. Puis, il se contempla dans le miroir. Il y avait des années qu’il n’avait pas vu son corps en entier. Il se détailla, sans complaisance. Sa carcasse flétrie, maigre et décharnée, son visage sombre et sépulcral. Ses yeux injectés de sang. Alors, il s’enfonça dans le bain et en éprouva un état d’intense béatitude, presque insupportable. L’eau ardente embrasait son corps exténué par les années de la rue. En sortant de la salle de bains, il prit une longue inspiration. Il était un peu nerveux. Il ne savait pas comment il devait se comporter. Il n’avait jamais su ce qu’était un foyer, une famille. Du couloir, il apercevait les enfants dans la salle à manger, qui s’amusaient à un jeu qu’il ne connaissait pas. Il s’avança lentement vers la lumière émanant de la pièce à vivre, où il entendait des éclats de rires et des tintements de vaisselle. Ainsi, c’était ça la vie de famille ? A ce moment, Guillaume apparut dans le corridor et lui dit avec bienveillance : 

 

– Venez Charles, nous allons passer à table. 

 

Guillaume l’observa. Il voyait bien que Charles était mal à l’aise. Il le guida vers la salle à manger et lui désigna un siège autour de la table, élégante et cossue. Charles s’assit gauchement. Les enfants le fixaient avec curiosité. 

 

Amélie lui demanda gentiment : 

– Désirez-vous de la salade, Charles ? 

– Euh oui, merci. 

 

Ils commencèrent à manger en silence. Puis, Lucie s’exclama tout à trac : 

– Ah ben, tu sens drôlement bon maintenant ! 

 

Amélie lui fit les gros yeux. 

– Lucie ! 

– Laissez madame. Oui, Lucie. Ce bain m’a bel et bien revigoré. 

– Dis, pourquoi tu sentais mauvais ? 

– Parce que je dors dans la rue et qu’il n’est pas facile de se laver quand on n’a pas de toit. 

– Oh, mais c’est trop triste ! s’écria Lucie. Tu vas pouvoir faire ta toilette, maintenant. Et je suis contente que tu sois là, avec nous ! 

 

Ils dînèrent en bavardant de tout et de rien. Du télétravail, des devoirs à la maison, du journal que chacun allait devoir tenir. Vers 22 heures, Charles alla se coucher. Les draps embaumaient délicieusement la bergamote et la couette était douillette. C’était presque trop… 

 

Le lendemain matin, à l’aube, Charles ouvrit son petit cahier à spirales, avec sa jolie couverture bleue, toute lisse. Pour essayer d’écrire son journal. L’histoire de sa vie. Guillaume l’avait prié de rédiger une page par jour. Il triturait son stylo-bille. Il ne savait pas par quoi commencer. Puis, il se lança et jeta les mots sur le papier. 

Journal de Charles – 19 mars 

« La première nuit passée à la rue ne s’oublie pas. Je m’en souviens dans les moindres détails. C’était il y a trente ans… Je me rappelle de tout : de la seconde où je me suis retrouvé seul à la tombée du jour, de la nuit et de son ombre glaçante, du froid polaire et de la neige. Nous étions en hiver. C’est à cet instant précis que je me suis senti plongé dans l’obscurité… »

 

Charles reposa le stylo. Il lui était douloureux d’aligner ces phrases… A cet instant, il entendit les enfants rouspéter et Amélie qui les sermonnait.

 

– Rappelez-vous que la maîtresse vous a dit que ce n’était pas les vacances ! Qu’il était primordial de continuer à travailler, comme à l’école…

– Mais moi, je veux regarder la télé, tempêtait Lucie. 

 

Charles écouta les enfants soupirer bruyamment. Ils ne réalisaient pas la chance qu’ils avaient d’être entourés de tant d’amour et d’attention. Mais finalement et mis à part cet épisode et quelques petites chamailleries, la journée s’écoula plutôt paisiblement. Toutefois, le soir, après avoir aidé les enfants pour leurs devoirs ; après avoir visionné à la télévision Henry Danger, Madame Doubtfire mais aussi The Kid ; après avoir fait un peu de gymnastique pour se maintenir en forme ; après avoir confectionné des roses des sables pour le goûter ; après avoir joué au Monopoly, au Uno et à des tas d’autres jeux de société, Charles alla se plonger dans les bras de Morphée… Il était épuisé !

Journal de Charles – 27 mars 

« Je suis un accidenté de la vie… Très vite, j’ai dû faire face aux tribulations de l’existence. Déboires, coups durs, mésaventures… Orphelin, placé à la DDASS. On m’a trouvé devant le palais de justice, place Saint André. Puis, une adolescence chaotique et délinquante. Vol à la tire, bagarre, vandalisme, cambriolage… Après quelques séjours en prison, j’ai eu envie de mener une vie normale. Honnête. Ordinaire. Car lors de mes passages en cellule, j’ai découvert l’existence des livres. Cette rencontre fut pour moi un choc et un saisissement. S’immerger dans d’autres mondes et dans d’autres univers m’a fait éprouver des émotions et des sensations jusque-là inconnues, m’a permis de stimuler mon esprit, mes pensées et mes idées. Par la suite, les livres m’ont encore aidé à survivre dans la rue. J’aurais aimé trouver un métier en lien avec cette nouvelle passion, mais autant dire que c’était un rêve inaccessible. Une illusion… Mon enthousiasme est vite retombé… Alors, j’ai enchaîné les petits boulots, mais je n’y suis pas arrivé. J’ai dégringolé dans le chômage. Et à un moment, je n’ai plus pu payer le loyer du petit studio que je louais dans le quartier Saint Bruno. J’ai échoué dans un camping où mes conditions de vie se sont détériorées à toute vitesse. A tout berzingue, comme on dit. Jusqu’au jour où je me suis retrouvé la maison sur le dos, avec tout mon barda. J’ai bien essayé de trouver des solutions… Mais moi, des issues, je n’en avais pas. Pas de famille. Et les potes… Pas un ne m’a proposé de m’aider ou de m’héberger ». 

 

Quelques jours plus tard, Charles était installé dans un des fauteuils du salon et lisait la Peste de Camus, quand Louis se profila dans l’entrebâillement de la porte.

 

– Qu’est-ce que tu fais ? 

 

Charles esquissa un sourire amusé. 

 

– A ton avis ? 

– Tu lis ? 

– Oui.

– Et de quoi ça parle ton livre ? 

– Et bien, ça raconte la vie quotidienne des habitants d’une ville en Algérie qui est frappée par la peste, une maladie mortelle transmise par les rats. Dans le livre, des personnes s’entraident, et d’autres non.

– Mon papa, il t’aide lui. 

– Oui, c’est un homme bon et généreux. Un vrai bonhomme.

– Dis, comment c’est de vivre dans la rue ? 

– Et bien, c’est difficile. Mais j’ai des copains. Étienne, Arnaud, Michel… On parvient même de temps à autre à se bidonner. Et puis, on fait des paris. 

– Des paris ? 

– Oui, par exemple, on fait des paris sur qui va nous donner de l’argent. Les radins et les pas radins. Les généreux et les pingres. Mais tu sais au début, pour moi, ça été très pénible de me résigner à demander l’aumône. Ce n’est pas si facile que ça de quémander, de demander aux gens ne serait-ce que dix centimes. Mais on s’y fait. Avec les copains, on s’est incrusté vers le Monoprix de la rue de la République. 

– Ah ! Oui. C’est là que ma maman, elle va faire des courses de temps en temps. 

– Oui, je la vois souvent. Quand on est fréquemment au même endroit, on aperçoit presque toujours les mêmes personnes. C’est la vie de quartier et nous on fait partie du paysage. 

– Et ma maman, elle te donne de l’argent ? 

 

Charles le regarda. Non, sa maman ne donnait jamais. Elle était de ceux qui ne peuvent soutenir le regard d’un sans-abri, et qui en ressentent honte et remords. De ceux qui ne savent pas de quelle manière réagir face à des pauvres, qui faisaient partie d’un monde si éloigné du leur. Et pourtant, un bonjour, un sourire, quelques minutes de conversation, c’était pour lui un rayon de soleil dans sa journée. Il avait parlé à quelqu’un qui n’était ni sans domicile fixe, ni travailleur social. Il lui était douloureux de voir les gens passer à côté de lui – lui, assis sur le sol gris et froid, eux, le frôlant de leurs pantalons propres et bien repassés – faisant mine d’inspecter leurs écrans de téléphone ou bien encore détournant les yeux. Sans parler des injures et des regards de mépris ou de dégoût. Des menaces et des agressions. Sans compter l’indifférence… Lui, tout ce qu’il demandait, c’était un peu de chaleur humaine. De la bienveillance et de l’empathie. Mais non, il n’était rien et ne représentait rien. Parfois, cette situation lui était insupportable. Dans ces moments-là, il avait envie de hurler. Alors, il rugissait, comme un damné, dans sa tête. 

 

– Parfois, répond-il laconiquement. 

 

Louis le contempla avec un regard d’enfant, un regard qui n’avait pas encore été abîmé par les visions et les représentations d’adultes, et lui déclara avec sollicitude :

 

– Et bien ça doit être drôlement dur. Je n’aimerais pas vivre dans la rue, moi. 

– Ne t’inquiète pas, cela ne t’arrivera pas. 

– Vraiment ? Et pourquoi ? 

– Parce que tu es entouré. Par ta famille. Par l’amour qu’ils te portent. Et aussi, un peu parce que vous avez de l’argent.

– La vie n’est pas juste, alors ? 

– Non, mais c’est la vie…

 

Ils entendirent alors Amélie les appeler:

 

– C’est l’heure du déjeuner, aujourd’hui, c’est steak-frites ! 

 

Charles et Louis se sourirent, unis par une complicité nouvelle. 

 

Journal de Charles – 2 avril 

« J’ai tissé des liens avec pas mal de compagnons bourlingueurs. Certains vivaient à la rue depuis belle lurette et grâce à eux j’ai appris où dénicher de la nourriture, des vêtements et parfois un toit à bas prix. L’aube d’une maigre débrouille… Mais aussi et surtout, ils m’ont montré comment survivre à la solitude du macadam. Chacun doit se trouver des camarades plus expérimentés, auprès de qui s’initier aux rudiments de la vie dans la rue. J’ai d’abord fait connaissance avec Pierrot, qui m’a tendu la main. Un orphelin comme moi. Seul comme moi. On a traîné nos guêtres ensemble pendant des lustres. Il m’a tout appris. Mais il est mort depuis quelques années maintenant. On l’a trouvé un matin d’hiver, rue Alsace-Lorraine, mort de froid… C’était mon ami, mon confident, mon frère… ». 

 

Alors que Charles était de nouveau confortablement assis dans un fauteuil, Louis s’approcha une fois de plus. 

 

– Dis, pourquoi est-ce que les gens ont peur de toi ? Parce qu’en réalité, tu es super gentil…

– T’es un bon p’tit gars. Et tu as raison, il ne faut pas avoir peur. Il est essentiel et impératif d’aller à notre rencontre. Si certains ne veulent pas de ton aide, ni de ton soutien, ne te tracasses pas, ils te le feront savoir. La meilleure façon de rendre la journée d’une personne comme moi soutenable, c’est d’admettre son existence dans le monde. Seulement les gens se sont habitués à voir des hommes et des femmes dormir dehors, parfois même des familles entières. Ils préfèrent détourner le regard. Pourtant, souvent, tu peux discuter. On raconte notre vie. Celle d’avant et celle de maintenant. C’est d’ailleurs parfois surprenant et inattendu. N’oublie pas ça, p’tit. 

 

Et puis, au cours d’un dîner, ils parlèrent encore du regard des gens sur les SDF. 

– Vous savez, en hiver, quand il commence vraiment à faire frisquet, certaines personnes descendent de leur appartement pour nous donner des couvertures. Il y a aussi quelques commerçants qui nous offrent systématiquement quelques chose en plus quand on se pointe pour faire nos commissions et des restaurateurs qui nous apportent les restes de nourriture, après la fermeture des cuisines. En fait, c’est parce qu’ils ont la frousse de tomber eux-mêmes dans l’horreur de la rue. En leur for intérieur, ils se disent : « Si je lui prête assistance et si un jour je me retrouve à sa place, alors quelqu’un me tendra la main à son tour ». 

 

Guillaume répondit : 

– C’est exact, lorsque vous regardez les sondages, on constate chez les gens une véritable crainte de devenir SDF. Ce dernier incarne un avenir éventuel et plausible, et cet avenir-là terrorise. Pourtant, objectivement, il n’y a presque aucun risque que cela arrive. Car celui qui dort dans la rue a en vérité vu s’effondrer toutes ses appartenances : plus de famille, plus de conjoint, plus de travail, plus de maison, plus de ressources… Il est esseulé, abandonné de tous, dépourvu de tout. 

– Mais vous, Guillaume, qu’est-ce qui vous a conduit à créer cette association ? 

– Vous savez, autrefois, des hommes vouaient leur vie entière à la compassion. Ils se consacraient aux indigents, aux malades, aux vieillards, aux infirmes. C’était alors le plus souvent des prêtres. 

 

Il se pencha vers Charles et lui demanda : 

 

– D’ailleurs, vous devez connaitre l’histoire de Jean Fréchet ? Ce curé dont l’engagement envers les plus pauvres fut incomparable. Il fut ordonné prêtre de la paroisse Saint Paul en 1962 et durant plus de quarante ans, il a tendu la main aux cabossés et aux paumés de la vie, comme il le disait lui-même. Dans son église, il a accueilli les sans-abri, les sans-logis, les sans-repas, les sans-papier et même les sans-confessions. C’était un modèle d’abnégation, de bonté et de tolérance. On le surnommait alors l’abbé Pierre grenoblois. Il a su redonner espérance, courage et parfois un horizon à une large population en désespérance. L’ardeur, la ferveur et la pugnacité habitaient ce paysan devenu curé des villes. Voilà l’exemple auquel je souhaite me soumettre : une vie dédiée aux autres. Me rendre utile. Accueillir, réconforter, aider, partager… Des actions plutôt que des paroles… Dans ma jeunesse, j’aspirais à suivre la voie de la prêtrise, mais ce chemin n’était pas le mien, dévoila Guillaume. Par contre, j’ai toujours eu cet élan pour les autres. C’est la raison d’être de mon existence. Je sais que mon action n’est qu’une goutte d’eau dans la mer. Mais il est crucial pour moi de m’acquitter de ces gestes de fraternité et d’humanité.

 

 

 

Journal de Charles – 9 avril 

« Un jour, une dame élégante et très distinguée, ornée d’abondants bijoux en or et qui devait bien avoir quatre-vingt-cinq ans, m’a demandé comment je faisais pour subsister, et en particulier où je pouvais bien ranger mes affaires. En rigolant – et parce que j’avais un peu chopiné – je lui répondis du tac-au-tac, un peu ironiquement, en lui montrant tout d’abord mon lit de fortune.

– Et bien là, c’est ma chambre, avec mes trois couvertures et mon sac de couchage. Puis, empoignant mon sac à dos, râpé et défraichi, j’ai déboutonné une poche intérieure. Et ici, c’est mon secrétaire avec mes papiers et mes stylos. Tout en bas, se trouve la salle de bain avec le déodorant, le gel douche et les cotons-tiges. Et à cet endroit – j’ai fait apparaitre une gourde de la pochette du dessus, – c’est la buvette : elle est à sec, mais c’est dans celle-ci que je mets de l’eau et je précise bien, que de l’eau ! Pas de tord-boyaux et surtout pas de bière, car sinon elle perd son gaz. Et une mousse éventée, chacun sait que c’est infect ! 

 

Cette vieille dame au manteau de fourrure, à l’allure guindée, m’a alors regardé et d’un ton très sérieux, m’a déclaré :

 

– C’est fichtrement ingénieux ! 

 

Et elle m’a donné un billet de cent euros ! J’en suis resté comme deux ronds de flancs… Estomaqué, je l’ai observé un long moment s’éloigner précautionneusement sur ses jambes grêles. Certains spécimens de l’espèce humaine peuvent être déconcertants, surprenants – et quelquefois totalement imprévisibles… ». 

 

Charles reposa le stylo bille. Il se sentait fatigué subitement. C’était sans doute toutes ces activités journalières auxquelles il n’était pas accoutumé. La routine familiale et le vacarme des enfants. Se conformer aux règles. Et l’enfermement, sans répit possible. Il n’était pas habitué. Parfois, il brûlait de retourner vivre dans la rue. 

 

 

Journal de Charles – 21 avril 

« J’ai presque toujours toutes mes affaires avec moi. On ne sait jamais ce qui peut arriver. Car la véritable difficulté, c’est l’absence de toit. Dans la rue, c’est comme partout. Il y a des gars qui vous filoutent, et d’autres plutôt honnêtes et réguliers. Si t’es isolé, tu peux te faire flibuster. Alors, il vaut mieux avoir des potes. J’ai dégoté un coin où dissimuler mes affaires et pioncer avec mon pote Michel, et les copains. Un endroit à l’abri du vent, près des quais de l’Isère ».

 

Guillaume observait Charles avec inquiétude. Il se retirait, s’isolait, s’effaçait. Comme partant à la dérive… Il avait fait énormément d’efforts au début. Mais le confinement était une situation plutôt difficile à supporter. C’était déjà compliqué en famille… Alors avec des inconnus… D’autant que Charles n’avait presque toujours connu que la rue. Et habiter sous un toit s’apprend et requiert du temps. Quant à Amélie, elle lui avait confessé à plusieurs reprises qu’elle avait dû mal à tolérer l’omniprésence de cet étranger dans son foyer. Il la comprenait. Mais Amélie était égoïste. Guillaume était encore épris d’Amélie. Mais voilà, songeait-il, elle était ainsi. Ils étaient différents. Leurs visions du monde aussi. Il s’interrogeait : est-ce qu’au final, leurs divergences allaient les séparer ?

 

Journal de Charles – 28 avril 

« Abordons un peu le chapitre de l’hébergement d’urgence. Tu appelles le Samu social à six heures du matin. Tu composes donc le 115… Après avoir écouté plus d’un quart d’heure le message du répondeur vocal – « Bonjour, vous êtes bien au 115, le service d’accueil d’urgence du département de l’Isère. Nous vous prions de patienter, un écoutant va vous répondre dans les meilleurs délais…». Bon, une fois que tu es parvenu à joindre l’écoutant, ce dernier conseille : « Rappelez à partir de dix-neuf heures parce qu’on n’a plus de place pour le moment ». Donc, tu retéléphones et à dix-neuf heures, un autre écoutant te dit : « Rappelez à partir de vingt et une heure ». Voilà. Dont acte, oublions. Ce que les gens ignorent, c’est qu’il y a aussi le droit à l’hébergement opposable qui doit permettre à toute personne d’accéder à un hébergement stable. On peut alors saisir ce qu’ils appellent la commission de médiation. Cette commission, composée de je ne sais qui, dispose de six semaines pour se prononcer sur le caractère prioritaire de ta demande et t’accorder un droit à être hébergé en urgence. Puis le préfet, à son tour, dispose d’un délai de six semaines pour te faire une proposition d’hébergement. Passé ce délai, si on ne t’a pas trouvé un hébergement, tu peux faire un recours devant le tribunal administratif. Donc, t’as le droit de porter plainte contre l’Etat ! Alors, tu es seul, tu es à la rue et tu déposes plainte contre l’Etat… C’est bien, mais grosso modo, tu n’as aucune chance ! Dont acte. Oublions ». 

 

Il vit Louis arriver comme tous les jours. Mais aujourd’hui, il n’avait pas envie de parler. Il était déprimé. Las et éreinté. Quoi qu’il en soit, le petit garçon avait constamment de nouvelles questions à lui poser sur sa vie dans la rue. Même si lui aurait préféré oublier. Ce matin, son interrogation portait sur la manière dont il prenait ses repas dans la rue. Alors, il lui expliqua.

 

– Tous les matins, je vais à l’accueil de jour de ton papa : « Les Mandrins des rues ». On peut tout y faire : prendre une douche, faire une machine à laver, prendre son petit-déjeuner… On y distribue également des colis alimentaires. Et lors des frimas de l’hiver, il est indispensable de manger plus abondamment parce que le froid te fait dépenser plus de calories. Car tu sais, mon corps transi par la froidure de la rue exige des vitamines, des glucides, des protéines, des sels minéraux… Donc j’essaye d’avaler tous les jours un copieux petit-déjeuner, histoire de ramener ma vieille carcasse à température, puis je fais ce que j’ai à faire. Malheureusement, la plupart du temps, je n’ai rien à faire…

 

Puis Charles, détournant le regard du petit garçon, se replongea dans son livre. 

 

Louis le contempla, ressentant avec tristesse toute la mélancolie, la morosité et la peine de son nouvel ami. Dans sa chambre d’enfant, il ouvrit son propre journal et rédigea une nouvelle page sur Charles. Il écrivit fiévreusement, avec empathie et compassion. 

Journal de Charles – 5 mai 

« Parfois, je déambule longuement et seul sur les berges de l’Isère. Je m’assois dans un coin tranquille, à l’abri des regards et j’admire les montagnes. Les différents massifs. Belledonne, le Vercors, la Chartreuse… Ma ville, Grenoble, magnifiée par son environnement alpin. J’observe les fameuses bulles qui emmènent les familles heureuses, là-haut, jusqu’au fort de la Bastille dominant la ville. Des familles riantes et joyeuses. Je les envie et les jalouse. Et parfois, je les hais. Moi aussi, j’aurais aimé avoir une vie normale, même banale et conventionnelle : une gentille femme, des petits diables d’enfants, une maisonnette, un chien, des poissons rouges… Je me serais contenté d’une petite vie. Une petite vie simple et modeste. Une vie ordinaire. Pas plus. Mais je suis bien conscient que cela n’adviendrait jamais. Que je mourrais dans la rue. Même si je ne sais pas encore laquelle. Qu’elle m’engloutira et que je me désagrègerai dans le gris du bitume. De temps à autre, je fais des hypothèses : rue Thiers peut-être ou alors place Notre Dame ? Quoi qu’il en soit, c’est dans la rue que l’on me découvrira inanimé, glacé et inerte. Un parmi les innombrables gisants de la rue. Mon seul et unique refuge dans ces périodes d’accablement – dans ces moments de désespérance, ce sont les livres. Alors, je lis. L’occasion d’oublier un passé douloureux, un présent défaillant et un futur inexistant. Et je rêve. Et je m’évade. Le bonheur et l’enchantement, enfin, de vivre cent vies nouvelles. Des vies étonnantes. Des vies surprenantes. Des vies extraordinaires. Et pour tenter de rejoindre ces destins hors du commun, je me promène dans le cimetière Saint Roch. Je vais méditer sur les tombes des grenoblois qui ont fait l’histoire, tels Mathieu Teysseire, le distillateur du célèbre ratafia, Lionel Terray, l’alpiniste, Xavier Jouvin, le gantier, Léon de Beylié, général, archéologue et bienfaiteur du musée de Grenoble… ». 

 

Charles avait commencé à tousser. Puis la fièvre était apparue. Accompagnée de maux de tête et de vertiges. De nausées et de vomissements. Subitement. Brutalement. Une douleur vive et intense lui transperçait la poitrine, comme des épines lui lardant le cœur. Il était incapable de se lever, ni même de bouger, dégoulinant de sueur. Des ombres vacillaient devant ses yeux cernés, creusés par l’épuisement. Il baignait dans une brume cotonneuse et impalpable. Sensation de flou. Impression de pesanteur. Les enfants étaient terrifiés, se serrant l’un contre l’autre, contemplant le tableau que formait leur père et Charles, telle une image biblique. Amélie se tenait en retrait, comme détachée de la scène tragique qui se jouait devant ses yeux. Charles remercia Guillaume, les yeux fiévreux et la voix saccadée. 

 

– Merci… Merci pour tout ce que vous avez fait pour moi. Je suis conscient que je ne l’ai pas suffisamment montré. Mais je vous suis infiniment reconnaissant de m’avoir permis de goûter les joies d’une vie familiale. 

– Nous allons nous revoir Charles, ils vont vous soigner et vous guérir. 

– On verra…

 

Guillaume appela le 15 et une ambulance vint le chercher. 

 

Ils apprirent sa mort quelques jours plus tard. La COVID l’avait emporté et arraché au monde, comme tant d’autres… Guillaume, terrassé par cette nouvelle, pénétra dans la chambre de Charles et contempla les dernières traces laissées par Charles sur cette terre. Il avisa son journal et s’en saisit. Il fixa, sans la voir, absent, apathique, la couverture bleue du cahier à spirales, et après avoir hésité de longues minutes, l’ouvrit à la dernière page. 

 

Journal de Charles – 11 mai 

« Le souci dans la rue, c’est que tu meurs quand tu t’es résigné et que tu t’es soumis à ton destin de crève-la-faim. Quand tu as abandonné. Parce que la rue, ça cabosse. Ça rend cinglé. Sans toit ni foyer, des repas sporadiques et une santé chancelante, la violence et les bagarres, l’alcoolisme et les drogues… Le mépris et la cruauté des uns. L’égoïsme et l’indifférence des autres. Alors-là, le compte à rebours se déclenche. Tu t’isoles des autres, tu te mures dans ta solitude et pour couper court à ton désespoir, tu finis par t’enfoncer dans le néant. C’est la nuit éternelle programmée. Tu meurs de ta misère, de ton dénuement, de ta déchéance. Ou encore d’overdose ou de suicide. Mais si tu te dis : Non ! Je suis une personne, respectable et honorable. Un être humain qui a le droit de vivre dans la dignité et la considération. Je vais continuer à me battre. Je vais prendre soin de moi… Là, tu survis ».  Et j’ai survécu. Et puis, grâce à Guillaume, j’ai connu des instants inoubliables et uniques dont je n’aurais jamais pu espérer qu’ils puissent m’arriver un jour. Son fils Louis s’est révélé un pur rayon de soleil dans cette vie de bitume, grise et morne, qui a été la mienne. Et j’ai pu exprimer tout cela par écrit. J’espère qu’il en ressortira quelque chose de bénéfique. Aujourd’hui, je crois de nouveau en la vie. Je crois que peut-être, il y encore de l’espoir ». 

 

Guillaume reposa le journal. A la fois triste et heureux. 

 

Quant à Louis, il n’oublia jamais Charles, qui avait été son ami et son premier confident durant ces quelques mois si particuliers. Ni leurs longs conciliabules. Ni son regard délavé, sa voix rocailleuse et ses cheveux blanc en bataille. Une rencontre majeure et singulière, qui marqua et influença sa vie entière.

 

Quelques mois plus tard, lorsque le confinement prit fin et après plusieurs centaines de milliers de morts, la vie reprit peu ou prou son cours. Mais la crise sanitaire avait engendré une crise économique sans précédent et les difficultés sociales étaient immenses. Tout était à reconstruire. Guillaume le fit, à sa manière. Son association reprit du service. Mais nombre de personnes sans domicile étaient décédées ainsi que bien des membres de son association. Mais la ferveur de Guillaume n’était pas près de s’éteindre. Il décida de porter la parole des invisibles, des inaudibles. Il récupéra tous les journaux tenus en cette période de confinement et assembla en un ouvrage les textes des personnes à la rue, ceux des familles accueillantes ainsi que les pensées des enfants. Dont le journal de Charles. Dont le journal de Louis. Qui l’avait époustouflé – à la fois par sa maturité et son empathie. Guillaume réussit à faire publier ce recueil de témoignages. Ces cahiers, retraçant ces destins brisés, redonnèrent ainsi une humanité aux oubliés de la société, magnifiant une réalité bouleversante.