J’ai emprunté le tram B pour gagner le quartier de l’Ile Verte. Je me rendais à l’Orée du Temps. Assise, j’observais les gens dans la rame, tout en méditant sur le temps qui passe, avec ce qu’il entraine inexorablement : vieillesse, déchéance physique et intellectuelle, disparition des vivants… C’était un travail de longue haleine qui m’attendait. J’avais hâte et en même temps, je m’interrogeais. Allais-je être à la hauteur ? En serais-je capable ? C’était un projet ambitieux. Délicat. Je devais réaliser des portraits de grenoblois âgés d’environ quatre-vingt ans et ayant donc vécu leur jeunesse dans les années 60. Chaque tranche de vie devait faire une dizaine de pages. Un appel à contribution avait été lancé via le Dauphiné Libéré et les réseaux sociaux. Une vingtaine d’octogénaires avait été sélectionnés pour faire parler la ville. Raconter l’histoire, se remémorer, se souvenir. Du Grenoble du temps passé. Pour la mémoire de la Ville. 

 

La première personne que j’allais rencontrer s’appelait Madeleine. Je devais la faire écrire. Ce n’était pas une interview ou un reportage. C’était elle qui devait écrire. Relire. Corriger. J’arrivais à la maison de retraite. C’était une construction plutôt récente et moderne, avec un jardin fleuri et un potager à l’arrière du bâtiment. Mais comme dans nombre d’établissements pour personnes âgées, une odeur de désinfectant mêlée à des relents d’urine s’insinua dans mes narines lorsque je pénétrais dans le hall. Le directeur de l’établissement m’accueillit et commença par me faire visiter la structure, tout en s’acheminant vers le jardin. Madeleine était assise autour d’une table en acacia, un livre à la main, sous un cerisier du Japon en fleurs. C’était une dame très élégante, toujours coquette, malgré son âge. Menue, dotée d’un visage expressif, de yeux bleus mobiles et d’un chignon gris impeccable. 

 

Le directeur me présenta et nous commençâmes. Je lui réexpliquais le projet. Nous allions nous rencontrer une dizaine de fois afin de rédiger l’histoire de sa vie. Son autobiographie serait ensuite publiée avec celle d’une vingtaine d’autres grenoblois, représentatifs de la Ville. Un directeur d’usine, un commerçant, un ouvrier, un instituteur, un curé, un conducteur de tram, une vendeuse des Galeries Lafayette, un journaliste du Dauphiné Libéré, un écrivain, un architecte, un agriculteur, un peintre, un avocat, un juge, un hôtelier, un scientifique, un médecin… Afin de bénéficier d’une vision tout à la fois diverse et révélatrice de la vie de Grenoble dans les années 60. Une histoire certes personnelle mais ancrée dans la ville et dans la société. 

 

En 1960, Madeleine avait vingt-deux ans. Elle était institutrice à l’école du Jardin de Ville. Elle adorait son travail et ses jeunes élèves. Elle venait de rencontrer Jacques. Elle se souvint de son premier baiser, au sommet du fort de la Bastille. Il faisait des études de médecine. Avec leur bande d’amis, ils allaient à la Table Ronde, le plus ancien café de Grenoble. A la foire des Rameaux, la fameuse fête foraine de Grenoble. Aux bals populaires, joyeux et virevoltants, au pied de la tour Perret, première tour en béton armé construite au monde. Et à partir de 1963, à la patinoire. Qu’est-ce qu’ils avaient ri… Elle se souvint qu’en 1960, afin d’accueillir un nombre croissant d’étudiants, avait été posé la première pierre du campus à l’américaine sur une zone de cultures maraîchères, à cheval sur les communes de Saint-Martin-d’Hères et de Gières, ce qui était inédit en France. Ses trois enfants y avaient fait leurs études : littérature, droit et physique. 

 

Nous discutâmes évidemment de sport, omniprésent à Grenoble. Elle évoqua ses premières descentes à ski et surtout ses premières chutes ! La location du chalet en février à Chamrousse, toujours le même. Des raclettes, tartiflettes et fondues. Du vin chaud et de la liqueur de Chartreuse, revigorant les corps et les cœurs après une journée vivifiante au grand air. Des vacances au bord de la mer, à Saint Juan les Pins. De belles années que ces années 60… Ils avaient aussi une maison de famille à coté de Grenoble où ils emmenaient les enfants le week-end et où ils se retrouvaient en famille. Car Madeleine avait douze frères et sœurs ! Les repas étaient riant et terriblement bruyants ! Et puis, il y avait sa meilleure amie Nicole et son mari Charles et leurs deux enfants, avec qui ils passaient toutes leurs vacances. Mais Nicole était morte et son mari aussi. La vie ne revient pas en arrière, elle charrie les existences avec une vitesse vertigineuse, telle un torrent déchainé.  

Madeleine évoqua aussi l’organisation des Jeux olympiques d’hiver de 1968. Cet événement majeur, mené à bien par le nouveau maire socialiste Hubert Dubedout, élu en mars 1965 dans un contexte économique très favorable, avait considérablement modifié l’aspect de la ville. Pour ce projet de grande ampleur, tout avait été entrepris simultanément : la construction du village olympique, du palais des sports, de l’anneau de vitesse et du nouvel Hôtel de Ville dans le parc Paul-Mistral, de la Maison de la Culture – rebaptisée aujourd’hui MC2 -, de la nouvelle gare ferroviaire et routière, de l’hôpital sud, de la rocade, du centre d’expositions Alpexpo – où s’est installé depuis quelques semaines le vaccinodrome… L’événement avait également permis la rénovation de l’ancien couvent Sainte-Marie d’en Haut, afin d’y transférer les collections du musée dauphinois installées auparavant dans l’ancienne chapelle Sainte-Marie d’en Bas. Madeleine avait été invitée à l’inauguration et y avait rencontré Philippe, le directeur du musée, avec qui elle avait eu une brève liaison. Mais bon, me fit-elle avec un clin d’œil, Jacques ne s’est pas véritablement privé avec ses nombreuses et jolies petites infirmières… Il faut dire que c’était un très bel homme. Mais je ne vais pas tout vous dévoiler ! Certains faits doivent rester secrets à jamais, enfouis dans nos seules mémoires… Bref, ces jeux de 1968 avaient été les premiers à être retransmis en couleur à la télévision et présentaient aussi pour la toute première fois une mascotte, appelée « Schuss le skieur. » En sa qualité de président de la République, c’est le général de Gaulle lui-même qui avait déclaré l’ouverture de ces jeux, le 6 février 1968, devant un stade de 60 000 personnes. Ses enfants avaient été émerveillés par le spectacle et les différentes épreuves sportives. Elle avait eu trois enfants : Catherine, Elisabeth et Bernard. Elle me confia, le regard triste et mélancolique, sa fausse couche à sept mois et son enfant mort-né. Et aussi la mort prématurée d’Elisabeth, à cinquante ans, d’un cancer du poumon, suivi le lendemain de la mort de son mari, Jacques. Le destin pouvait parfois s’avérer douloureux, déchirant et cruel. 

Au fil des rencontres, elle me raconta. Sa vie. Une vie parmi tant d’autres. Mais c’était la sienne. Elle reconnut qu’elle avait eu une belle vie. Qu’elle ne regrettait rien. Mais que le temps avait fait son œuvre. Hier encore, elle avait vingt ans. Elle était séduisante. Elle était jeune. Elle était vivante. Et voilà qu’aujourd’hui elle était vieille, malade et fatiguée. Attendant la mort. Puisqu’il n’y avait plus rien d’autre à faire. Et elle n’avait rien vu venir… Elle se mit à pleurer. Je lui pris la main. Elle me remercia, me regardant de son beau visage flétri par le temps et débordant de larmes. Emue, je la remerciai à mon tour avec chaleur.

Lors de chaque rencontre, je tapais son témoignage sur l’ordinateur et les causeries suivantes, je lui amenais la version imprimée afin qu’elle corrige, qu’elle rectifie, qu’elle remanie. Il fallait que ce soit son texte. Un an plus tard, le livre sortit et ces tranches de vie grenobloises, simples, étonnantes et admirables d’humanité eurent un petit succès dans le milieu grenoblois. Je retournais voir Madeleine une fois par mois. Je m’étais pris d’amitié pour elle. Elle était drôle, intelligente et pétillante. Un jour de printemps, je montais au premier étage. La chambre était vide. Sophie, l’aide-soignante, en train de faire le lit, me regarda attristée. Madeleine était morte. On l’avait trouvé ce matin, le sourire aux lèvres et les mains jointes. Vêtue de ses plus beaux vêtements. La fenêtre était ouverte, le ciel était bleu et l’on entendait les oiseaux du jardin gazouiller dans le jardin.